Christian Rizzo, par les maisons hantées

Christian Rizzo, par les maisons hantées

Au commencement, c’est un plateau au sol immaculé, seulement zébré par les ombres d’une voûte de néons suspendus, en toiture mirifique. Un danseur portant un masque, se déplace précautionneusement de part en part, dans le silence, puis à travers des sons d’objets rebondissant au sol et de portes grinçantes. L’incipit d’ Une Maison plonge dans le gothique clair-obscur cher à Christian Rizzo, où les contours des morts se détachent en ombre chinoises, avant de s’évanouir hors champs. La pièce la plus personnelle du chorégraphe fait l’ouverture du 39ème festival Montpellier Danse, dans une ambiance mystérieuse.

Contemplation des effets de vases communicants entre l’au-delà et la vie terrestre

Le monticule de terre, disposé au fond du plateau, de forme conique, augure une procession mémorielle, tant ses motifs sont ancrés dans le paysage chorégraphique de Rizzo. Alors que l’oreille guette les bruits domestiques dont l’intensité laisse suspecter une activité invisible, le regard s’habitue peu à peu à ces danseurs qui s’enlacent, évoluent paisiblement au cœur d’une ambiance saturée, où les tubes lumineux se gorgent d’un brouillage aveuglant. On danse l’absence. Et cette absence devient palpable.

La demeure de Rizzo s’avère, en réalité, ouverte aux présences multiples, qui se faufilent sans mal au beau milieu des vivants, battent la mesure du temps qui s’écoule. Le tour du propriétaire laisse chacun prendre place, innerver l’espace de tourbillons et mouvements saccadés. Les 14 danseurs entrent de plain pieds au cœur d’une dimension à la fois monumentale et minuscule, puisque la structure immense du plafond lumineux descend relativement bas, les contraint à des déplacements craintifs ou aux recroquevillements au sol.

Allégorie du deuil ou contemplation des effets de vases communicants entre l’au-delà et la vie terrestre, Une Maison est patronnée par une narration omnisciente, une providence divine capable de tout diriger, de déverrouiller ce qui avait été préalablement scellé. Monumentale par sa scénographie, la pièce s’érige comme un cénotaphe : à la mémoire des disparus qui ne s’y laisseront pas enfermer. La portée eschatologique de la scène monochrome, barrée de lumières blanches et de corps se portant les uns les autres, ressemble à s’y méprendre au « gouffre universel » décrit jadis par Hugo dans Ce que dit la bouche d’ombre. Des « noirs limons » aux « funèbres sueurs », tout s’est infiltré dans cette maison où l’on voit poindre à la fois accablement et forces souterraines.

Cette avancée vers le crépuscule invite à l’exploration d’une lisière inénarrable, dans le sillage du spectre sombre et tranquille vu aux premières minutes. Il est question d’enfermement et de phénomènes répétitifs, toujours guidés par une force immanente, à la fois fascinante et capable de conduire à des à-coups thymiques, balancements traumatiques du buste d’avant en arrière. La bande sonore de Cercueil, fait d’ailleurs battre la mesure d’une procession sous un soleil noir, enténébré.

L’émergence d’un espoir contagieux

La boucle répétée à domicile trouve sa rupture lorsqu’un danseur grimpe sur le monticule de terre qu’il disperse à grands coups de pelletés sur l’ensemble du plateau. La danse change, se fait plus fluide. Les corps se redressent, abandonnent le sol pour des diagonales aériennes, envolées. Le groupe se forme, va et vient ensemble, laisse le spectre, revenu, s’affairer seul à ses pas perdus tandis que l’édifice disparaît. La temporalité se modifie, tous entrent à nouveau, vêtus de vêtements colorés. Leurs bras s’étirent vers un ciel dont on ne connait par la couleur, mais dont la simple évocation symbolise l’émergence d’un espoir contagieux, porté par une bande sonore nourrie peu à peu de basses tapant crescendo.

Les néons, relevés les uns après les autres, permettent à certains d’entamer vrilles et sauts libérant leur rapport à l’espace tandis que d’autres travaillent une terre ocre, féconde en image de renouveau et résilience.

Il en va de la contemplation, il en va d’une foi inébranlable en aujourd’hui malgré l’incertitude de demain. Il en va d’un espoir fou, transformant l’affliction en euphorie quand les vivants emportent les morts avec eux dans un sirtaki endiablé. Tout surgit à nouveau, tout revient : les pas, les bras ouverts, les poings en l’air et les rondes comme des sabbats. Un rite comme l’Occident n’en connaît plus.

C’est un sursaut superbe, renversement de l’ordre des choses, qui fait de la fraternité une consolation à ce qui n’est plus. Ce vague à l’âme, au rythme incantatoire par l’apport de nappes électroniques formées au cœur de la nuit, propulse les corps au beau milieu d’un terrain indéfini, devenu maison par animisme. Les parois et recoins de l’édifice initial ont aussi laissé infuser une mélancolie partout, célébration sublime des âmes passant d’un corps à l’autre, par un irrésistible phénomène de métempsychose.

Et peu importe où ils dansent, peu importe où existe leur maison, s’ils sont déjà morts ou encore vivants, leur capacité à aimer et se souvenir permet de nous accueillir dedans.



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