Mektoub my love, immersion dans le tournage sétois

Mektoub my love, immersion dans le tournage sétois

En 2016, l’auteur de cet article a croisé le chemin de l’équipe de tournage de Mektoub my love. Entre Abdellatif Kechiche, sa dizaine de cadreurs et son chef déco, la Sétoise revenue en île singulière à l’été, a vu les rues de son enfance ressuscitée par ce plateau mêlant fiction et réalité. Récit.

 

 

Une composante purement méditerranéenne

 

Dix ans ont passé depuis le tournage de La Graine et le Mulet, mais à Sète, rien n’a changé ou presque. Dans le quartier des Quatre-ponts, à l’entrée est de la ville, les immeubles et commerces datant pour la plupart du siècle dernier sont encore debout. Des générations entières se sont faites ici, entre le célèbre Cadre Royal et le quai d’Alger, d’où l’on peut voir la mer s’étendre à perte de vue, rythmée par le balancier régulier des ferries voguant vers Tanger. Il y a bien eu cette vague de préemptions et ces réhabilitations qui tentent de donner à ce périmètre de l’île singulière la physionomie un peu impersonnelle des grands ensembles de promotion, mais dans l’ensemble, les rues ont gardé leur identité solaire.

C’est précisément là qu’est revenu tourner Abdelatif Kechiche, une décennie après La Graine et le Mulet. C’est là que le réalisateur originaire de Tunis a immortalisé cette substance méditerranéenne, noyée par le soleil et cette polyphonie perpétuelle, sans cesse recommencée.  Mais il ne s’agit pas de donner une suite à l’épopée de Slimane Beiji, dont la frêle silhouette courant après des adolescents ayant volé sa mobylette répondait dans la dernière scène du long métrage, à l’épuisante beauté d’une jeune femme perpétrant une danse du ventre tellurique. Cette fois, c’est l’adaptation du roman de François Bégaudeau « La Blessure, la vraie », ancrée dans la nostalgie de l’été 1986, que Kechiche réalise.

Un choix cohérent, pour celui qui a bouleversé le coeur des Sétois, par un soucis du détail qui transforme le trivial en sublime, l’imperceptible écume en chef-d’oeuvre sonore et visuel. Dans l’immersion populaire, l’obstination à filmer une Méditerranée brute, nostalgique, le cinéaste pourrait d’ailleurs se revendiquer de la lignée d’Arte Povera.

 

Kechiche et les Sétois des 4 Ponts

 

Cette habileté à filmer une Méditerranée unique et plurielle vaut donc à Kechiche un accueil à bras ouverts de la part de la municipalité comme des habitants. Quand il est revenu dans le quartier des Quatre Ponts, fin août, la production n’a eu aucun mal à convaincre les gérants de bars de jouer les figurants. A l’angle du quai d’Alger et de la rue Lazare Carnot, chez Maryse et Lulu comme au Monaco, le temps n’a pas altéré la verve des patrons qui prennent le tournage très à coeur, quitte à récupérer les coordonnées des ceux qui voudraient bien « tourner avec Kechiche ». A la nuit tombée, de jeunes gens fringants, cheveux gominés et perfecto sur le dos s’affrontent autour du babyfoot flanqué dans la salle de Chez Maryse et Lulu. Les caméras tournent une partie de la nuit, au gré des allers et venues de véritables clients qui rentrent parfois dans le champs, tant la scène s’intègre dans le décor habituel. Certains se demandent parfois pourquoi deux cabines téléphoniques ont réapparues sur le quai, quand d’autres prennent leurs marques au beau milieu du plateau et promettent de ne pas parler trop fort entre deux claps.

 

Pas de périmètre clos pour ce tournage qui ravit les Sétois. Derrière le comptoir du Monaco qu’elle tient depuis des décennies avec son époux, l’élégante Sylvie apprécie la venue de ce visiteur particulier dont elle connaît l’oeuvre et le palmarès. Elle a déjà veillé jusqu’à 4h du matin, assistant aux longues prises du réalisateur dont l’exigence engendre des scènes d’une pertinence rare. Un après-midi où il manquait deux figurants pour une scène d’extérieur, c’est tout naturellement qu’elle a proposé aux voisins résidant au dessus de l’établissement de participer. « C’est au soleil et pour Kechiche. Ils ont accepté »  explique t-elle. Il faut reconnaître que la simple évocation du nom du réalisateur agit comme un véritable sésame.

Même pour Max, né en 1946 dans la rue Pierre Sémard, ne jurant pourtant que par le néoréalisme italien. Il entre plusieurs fois par soirée dans le champ, sans vraiment voir la caméra : « C’est mon quartier ici. Je me baignais dans le canal et je jouais dans la rue quand les Italiens étaient traités comme des bandits par les bourgeois » affirme t il en montrant le macadam. « Si Kechiche vient tourner ici, c’est parce qu’il est comme nous. Ici, c’est vraiment Sète ».

Pendant qu’il discute avec Sylvie au zinc du Monaco ou entame un lyrique Torna a Surriento, les techniciens de plateau s’affairent autour d’une poignée de jeunes gens aux tenues estivales. Certains seulement sont professionnels. Les autres ont été choisis lors d’un casting sétois ou ont été sortis du rang des figurants, pour un rôle plus conséquent. Appelés plusieurs soirs dans la semaine, ils s’appliquent sous l’oeil attentif du réalisateur, qui a conservé ses attaches sétoises en refaisant travailler des effectifs présents pour La Graine et le Mulet.

Alors que certaines enseignes de la rue Lazare Carnot ont été modifiées pour les besoins du tournage, des passants persuadés d’avoir découvert une nouvelle adresse, s’arrêtent devant un restaurant fictif plus vrai que nature baptisé Le Tonkin, avant de comprendre l’artifice. Certains reconnaissent le mobilier d’un autre restaurant vietnamien, autrefois situé à un jet de pierre. La narration de Kechiche s’abreuve d’une scénographie urbaine naturelle et de son empreinte nostalgique de façon troublante.

 

 

Les jeunes générations qui ont foi en le cinéaste

 

Dans les murs entre lesquels ont eu lieu ses débuts, Hafsia Herzi est également de retour. A presque 30 ans et une dizaine de films à son actif, la révélation féminine de La Graine et le Mulet incarne une plantureuse jeune femme qui marche à nouveau dans les rues sétoises. Au Barbu, sous les affiches des Saint Louis d’antan, elle pianote patiemment sur son smartphone pendant que Kechiche dispose les groupes de figurants autour des tables extérieures. Enveloppée dans une couverture, Hafsia attire avec sa longue chevelure et sa robe moulante, le regard de deux pimpantes adolescentes sétoises recrutées comme « silhouettes » et qui se laissent rêver à une carrière similaire entre deux retouches maquillage qu’elles effectuent en veillant l’une sur l’autre. Malgré l’humidité qui tombe sur la ville, elles ne grelottent plus dans leurs tenues de soirée et se fondent immédiatement dans le groupe d’acteurs dès que  la caméra tourne.

Le tournage remporte l’adhésion populaire, toutes générations confondues. Au Barbu, la moyenne d’âge des figurants ne dépasse pas trente ans. Chacun arrive tranquillement et file signer son contrat dans un appartement sis rue Pierre Sémard: la production y a improvisé une véritable permanence où sont également distribué des tickets pour des consommations gratuites au bar.

Perché sur le bout du pont de pierre, le cinéaste fixe souvent les lumières scintillantes de Saint Clair, avant de reprendre une vérification minutieuse de  tous les mouvements de caméra, de tous les gestes des acteurs. Il reprend Hafsia, à plusieurs reprises et le jeune garçon qui amène les coupes de champagne: « Trop vite! Fais le plus tranquillement. » Derrière le moniteur, il sourit, puis s’esclaffe. Entre deux prises, des étudiants qui font de la figuration l’approchent timidement, évoquent Cannes, son parcours. Un autre lui demande s’il a le droit d’aller aux toilettes. Il répond interloqué que ce n’est pas vraiment à lui qu’il faut demander cela.

A l’intérieur du bar, l’effet Kechiche suscite l’euphorie. Les verres défilent, l’effectif de la figuration connaît très bien l’endroit et l’ambiance. Sur les banquettes, les Sétois sont plus dissipés qu’à l’extérieur. Au point que le réalisateur finit par perdre patience: « Chut, il y a trop de bruit à l’intérieur. Chut! » et s’entend répondre du tac au tac: « Hééé, t’es à Sète mec! »

Pareil à aucun autre, le plateau se gorge du parlé sétois avec ses tics de langage, ses intonations inénarrables, ses excès et fulgurances. Le travail de Kechiche présente une finesse évidente, porte un regard immersif, loin des clichés parisiens et prend le temps d’imprimer les mémoires de la Méditerranée: « On m’a proposé de faire de la figuration pour le film alors que j’étais attablée au bar. Je ne l’aurais pas fait pour Candice Renoir ou n’importe quel film qui utilise Sète comme carte postale pour Parisiens en mal de soleil. On se sent un peu en famille sur ce tournage, chacun est libre de se lever, de discuter avec son voisin. C’est mon troisième soir ici et j’ai fini par oublier la caméra. J’ai l’impression d’être à une soirée avec mes potes » souligne Laura, une belle brune amatrice de rock. Chacun, dans la salle, espère passer à l’écran et à la postérité avec Kechiche. Comme Claude Geraud, une figure locale plus connu sous le nom de La Mouette, qui vient saluer de temps en temps après avoir jouer son propre rôle dans La Graine et le Mulet.

Les effets de vase communicants du réel vers la fiction et inversement, forment autour de la réalisation de ce nouveau long métrage, une enclave hors du temps. Aux bords des canaux, dans les rues qui s’étirent vers la mer, la caméra avance, jusqu’aux jeunes gens portés par les élans du raï joué dans le bar. A bien y regarder, c’est tout une mémoire qui refait surface sous le regard de Kechiche.



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