Avec Love chapter 2, Sharon Eyal et Gai Behar donne une rave party qui n’en finit pas de jouer

Avec Love chapter 2, Sharon Eyal et Gai Behar donne une rave party qui n’en finit pas de jouer

C’est une danse d’une beauté sombre, vénéneuse qui compose Love chapter 2, la suite de OCD Love, créée l’année passée par Sharon Eyal et Gai Behar également à Montpellier Danse. C’est une danse d’une beauté étrange, un peu sardonique, dans l’agencement des corps, qui paradent preque immobiles. A peine éclairés, ils apparaissent sous la forme de silhouettes dissociées, de part et d’autres du plateau. Morphologiquement différents, mais empreints d’une gestuelle semblable, ils entament le deuxième chapitre de l’oeuvre inspirée par le texte de Neil Hilborn.

L’atmosphère underground, mâtinée d’esthétique post-goth, embrasse les abysses, plus profondes que l’outrenoir d’un Soulages, comme l’a prédit Sharon Eyal : « Si OCD Love  était noire, cette pièce sera encore plus noire. » Le compte à rebours cliquetant à rythme effréné amplifie l’ambiance apocalyptique de ce monde où le temps qui s’égraine ne laisse ni entrevoir le jour, ni savoir l’heure.

Dans ce monde où les corps ne sont que « cent fois plus ombre que l’ombre », impossible de ne pas penser l’uniformité de leurs allures, de leurs mouvements, de cette même expression désincarnée, absente, qu’ils partagent, comme la ricochet d’une histoire qui n’est jamais passé, depuis plus de sept décennies. Les danseurs de Love chapter 2 sont vêtus d’un justaucorps fin et d’une paire de longues chaussettes noires, sans distinction de genre. Leurs cheveux sont rasés, gominés ou plaqués en chignon. Dans cette état de corps, rien ne dépasse, rien ne diffère. L’uniformisation de la troupe en dit long sur l’anonymat et l’immanente cohésion qui l’unie.

L’orchestration de cette logique absurde, comme chez le Sisyphe de Camus, ne tolère aucun sens, aucune logique: jamais le groupe ne se fend, n’abandonne l’un des siens lors des déplacements en boucle, au plateau. L’occupation de l’espace convoque, par bribes fugaces, l’incroyable May B de Maguy Marin par cette alternance entre appétence et répulsion d’un groupe pétri d’une rigueur martiale. Les corps, comme déjà vu dans OCD Love, se donne des coups imperceptibles, malgré leur apparente parenté. Rien ne réconforte, rien ne vient remplir l’univers diabolique ces amours étranges.

On suit, sans ciller, la transe progressive de Love Chapter 2, qui se déploie lentement, comme ces bras dont les articulations vrillent invariablement vers l’arrière. Les pas lascifs, effectués sur demi pointes, se répètent des dizaines de fois, puis accélèrent subitement, porté par la puissance que procurent les troubles obsessionnels compulsifs. Le torse penché vers l’avant ou cambré à l’extrême, les corps opèrent ensemble la montée en puissance d’un état exalté dont la dualité subjugue et glace.

Par un chaos de cris inarticulés, ils réveillent parfois Cthulhu, virevoltante et atroce créature du roman d’anticipation de Lovecraft. Par la grâce et les mouvements sculptés sur les nappes électro d’Ori Lichtik, qui surgissent tout à coup, ils déploient des bras comme des ailes et se transforment aussi en volatiles immenses, glissant peu à peu vers le front de scène, face spectateurs, demeurant coincés derrière les parois d’un monde hermétique, scellé, malgré les immenses pliés très balanchiniens et les mâchoires grandes ouvertes très buto. C’est capiteux et enivrant. Un peu comme si une danse macabre ondulait sur la boîte à rythme de Revolution 909, des Daft Punk.

Sharon Eyal inonde son plateau d’un formidable poison qui infuse tout au long de la pièce, hypnotise et rend accro. Ses danseurs, pour qui elle a encodé de véritables programmes d’exécution, mutent en ces figures spectrales que l’on espère ne jamais voir surgir en cauchemar mais que l’on guette la nuit, galvanisé par l’effroi que peut insprer une telle vision.

Le paysage monochrome qui apparaît dans Love Chapter 2, n’est d’ailleurs pas étranger au Shéol, lieu où séjournent tous les morts de l’humanité, dans les profondeurs de la Terre. Réputé invisible et intraduisible, l’endroit ressemble au repaire de Sharon Eyal, que s’est choisi Sharon Eyal, l’on a entendu le soir de la première, depuis la cabine de régie, hurler, encourager, donner du courage aux six danseurs qui étaient en train d’y plonger avec panache. Dans cette enclave atemporelle, quelque part entre les entrailles terrestres et l’air cristallin, Love Chapter 2 apparaît comme une rave party ciselée qui n’en finit pas de jouer.



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