« Elle », la métamorphose monstrueuse de Verhoeven

« Elle », la métamorphose monstrueuse de Verhoeven

Le son tonitruant d’un fracas de vaisselles au sol. L’image d’un chat immobile plissant calmement les yeux. Et puis, des cris. La première scène in media res de Elle réalisé par Paul Verhoeven et adapté du roman Oh… de Philippe Dijan, pique la curiosité ou provoque l’effroi lors de sa projection en compétition officielle au 69ème Festival de Cannes. Dans le décor soigné d’une salle à manger bourgeoise, pour la première scène. Une femme est violée par un homme cagoulé, oeuvrant sous les pupilles fixes d’un félin dont la passivité augure l’étrange déroulé du film.

L’agression terminée, Michèle (interprétée par une Isabelle Huppert plurielle et fantastique) se relève péniblement, puis passe soigneusement le balai sur les débris de porcelaine. Pas une larme, pas un appel aux secours, mais une commande au traiteur japonais vient parachever la soirée de cette directrice d’une boîte de jeux vidéos à succès. Dans un mélange de désinvolture et d’imperméabilité, Michèle déguste ses sushis, prétextant une chute à vélo. Une soirée comme les autres, pour cette femme aux allures de régente, au sommet d’une cour composée d’un ex mari aspirant écrivain (Charles Berling), d’un fils serveur au Quick, d’une associée un brin naïve (Anne Consigny), du mari de cette dernière toujours prêt pour la bagatelle. Les conventions sociales volent en éclats dans ce schéma amoureux où Michèle constitue la personne, « la plus dangereuse ». Verhoeven choisit, très tôt dans Elle, de montrer la part diabolique de son anti-héroïne, notamment par des images hitchcockiennes où elle agresse à son tour.

Peu effrayée, Michèle lance une chasse à l’homme. Entourée de personnages secondaires à l’existence banale, qui voudraient être autres, elle suscite cette curiosité magnétique, qui fait rapidement tourner le thriller à plein régime. Dans son sillage, flottent particules de souffre et suspicion permanente, savamment amenés par une écriture pertinente, affranchie des carcans bienséants. Visuellement, les suspects sont partout: de la cliente qui lui renverse volontairement son plateau dessus au snacking du coin, en passant par l’un de ses concepteur de jeux vidéos qui a produit une sextape avec sa tête, tous peuvent être le criminel de ce Cluedo chorégraphié avec maestria.

 

La réactivation des peurs archaïques

Il apparaît quelques minutes plus loin que Michèle n’est autre que la fille d’un père célèbre pour avoir massacré 27 enfants, 30 ans plus tôt, dans le quartier d’où elle jure « ne jamais vouloir partir ». Verhoeven peint à l’envi une banlieue bourgeoise contemporaine, où déviances et pires instincts prennent forme derrière les portes closes de pavillons coquets. C’est dans ce périmètre élégant que l’héroïne de glace échange de vaines politesses avec un voisin trader débordant de sollicitude (Laurent Laffite) et son épouse bigote (Virginie Efira, enfin dans un rôle digne de ce nom).

Par flashbacks, la réalisation met en exergue l’illusion d’un tel quartier, personnage à part entière de l’intrigue. Sous l’apparente insignifiance de cette banlieue aisée très Twin Peaks, qui a vite fait d’oublier le nom du criminel d’autrefois, point pourtant le souvenir d’un meurtrier et de sa fille préadolescente. Laquelle a aidé son paternel à se débarrasser de ses effets personnels dans un feu, de son propre aveu, galvanisant. Au point que Michèle évoque avec satisfaction cet épisode dont le dénouement médiatique l’a immortalisée, petite fille en maillot de corps près des cendres, façon Eva Ionesco. Un épisode troublant et fascinant dans la mémoire de Michèle, comme sur le grand écran du Palais des Festivals. Isabelle Huppert livre une superbe partition, jouant sur le registre d’un cynisme sans bornes.

A bien des égards égards, la narration Elle et son univers de cauchemar, prennent leur source dans le conte de fée où d’innocentes âmes grandissent au contact de monstres.  Entre Peau d’Âne et Barbe Bleue, Michèle apparaît comme une héroïne dont la quête consiste à quitter l’enfance. En somme, à se défaire des oripeaux de gamine maculée de cendres, figée dans le temps par la caméra. Abandonnée par ce géniteur criminel qu’elle hait d’admirer, Michèle rejoint la légion des héros de contes de fées laissés pour compte par leur parents, comme elle fut laissée dans le jardin, jetée en pâture à l’opinion publique après le massacre de son paternel.

Des années plus tard, sa façon de descendre dans le sous sol d’une chaudière à bois avec son agresseur cite à la fois le merveilleux et le monstrueux dans la quasi reconstitution de la scène du four d’Hansel et Gretel. C’est à peu près l’histoire du thriller de Verhoeven, dans lequel les monstres engendrent d’autres monstres.

Prédation et métamorphose monstrueuse

Polar caustique, Elle tourne en dérision les tabous, pour les inclure au coeur d’un tourbillon où la victime s’en tire multiplie vacheries jubilatoires et mesquineries sans scrupules. Michèle n’est jamais éplorée. Elle emprunte le mari de son associé comme un enfant chaparde le jouet de son camarade, puis se lance dans un jeu de séduction aussi cocasse que tordu, avec le violeur qu’elle a finalement retrouvé. Elle conjure également le châtiment par le mal, façon flagellants au Moyen-Age, endurant coups de poings au visage et rapports sexuels violents avec une discipline de grande pécheresse, au sol, toujours, comme dans la grande tradition des confréries se jetant à terre pour le rite de pénitence. Et dans ce personnage à double face, Huppert excelle.

Demeurant hermétique à toute affliction, l’ambivalente héroïne fait preuve d’un sang froid constant, jusque lorsqu’il s’agit de jeter les cendres de sa mère dans un parc, au beau milieu d’une dispute avec son fils. Idem quand elle s’éprend d’un moineau blessé par son redoutable chat, avant d’abandonner l’idée et de jeter froidement le volatile dans une poubelle, ironisant sur le recyclage des ordures. A chaque esquisse sensible, Verhoeven ramène son héroïne à sa condition de déesse mortifère. La métrique du personnage est une machine de guerre bien huilée, dont gestuelle et langage constituent les composantes fondamentales du faux semblant.

Paul Verhoeven filme un quotidien dont la monstruosité se niche dans l’intégralité des plans. C’est dans cette banalisation de l’indicible, dans l’absurdité des dialogues et situations sur le fil, que ce thriller sans réel suspens révèle un diptyque fascinant entretenu par les enjeux mouvants de la perception. La propriété de Michèle se transforme peu à peu en « maison d’illusions » que Genet a développé dans Le Balcon, où chaque personnage tente d’assouvir ses fantasmes dans un bordel, en épousant un rôle allégorique, pour de faux. C’est précisément pour cette raison que Vanderhoeven trouve avec Elle tout le loisir de dépasser la narration du roman initial: en glorifiant l’image et le reflet à l’écran. Comme chez Genet, le costume constitue un décor à part entière. Le violeur n’existe que par son accoutrement, part intégrante de la narration du jeu, et oppose un cinglant « ça ne peut pas marcher pas comme ça » lorsque Michèle lui demande de passer à l’acte, quittant dès lors son costume de victime. Le caractère purement factice du viol, fait de l’écriture verhoevienne une oeuvre au pendant éminemment théâtral, où chacun joue à devenir un autre.

Par effet de miroir et de mise en abyme, Michèle s’affranchit de sa condition d’éternelle enfant complice des atrocités de son père. Vénéneuse, elle garde derrière sa beauté glaciale, son humour noir et les hautes grilles de sa demeure, les secrets des catastrophes engendrées autour d’elle, de l’entourage familial au voisinage. « J’en ai marre de mentir », souffle t-elle pourtant sans pouvoir s’y résoudre. Verhoeven soigne l’allègre métamorphose d’une victime en bourreau, d’une enfant blessée à une bourgeoise sans états d’âme, dont la simple présence engendre le pire, pour un plaisir cathartique assumé.